Le coeur & la raison

Par moments, je me sens perdue entre d'un côté mon désir profond de déconstruire, de vivre des relations amicales et amoureuses exigentes, authentiques, libres et libératrices, et de l'autre côté mon désir profond d'être aimée inconditionnellement, de vivre une relation amoureuse tellement profonde et puissante qu'elle me fasse visiter des paysages émotionnels d'une intensité et d'une poésie sans égale, de ressentir un attachement réciproque inaltérable.

Tout cela n'est pas compatible. Je ne peux pas, à la fois être légère et grave, éperdument amoureuse et indépendante. Je dois arbitrer, en permanence, et faire des aller-retour entre un bord et l'autre.

Je réalise aussi, que je me suis beaucoup auto-censurée depuis que je vis des relations amoureuses non-monogames (hétéro). Je me croyais au-dessus de toutes ces histoires de fréquence de messages, d'appels, de cadeaux, de que sais-je encore, qui me renvoient au couple classique codifié, de co-dépendance. Je voudrais que tout ceci soit facile et simple, fluide. J'aimerais ne pas me creuser la tête et le coeur à la recherche d'une réponse de ce qui serait sain et acceptable. Et pourtant, je passe beaucoup de temps à me prendre la tête.

Sans cesse je compare la manière dont je cherche la petite bête dans ma relation amoureuse, et la simplicité qui anime mes relations amicales avec des femmes féministes. J'essaie de comprendre pourquoi ce qui est fluide d'un côté est source de tension de l'autre. Et il est parfois bien difficile pour moi de démêler ce qui relève de la construction masculine de mon partenaire et ce qui relève de ma construction féminine. Ou encore ce qui relève de mon vécu et de mes éventuels manques, indépendamment de toute question de genre et de patriarcat. Et c'est encore plus difficile, ensuite, de savoir comment arbitrer tout cela.

J'ai lu récemment "Réinventer l'amour" de Mona Chollet. Et certains passages ont résonné en moi si fort, que j'en ai eu physiquement la nausée, et que j'ai pleuré à chaudes larmes.

❝Les besoins affectifs les plus élémentaires des femmes sont stigmatisés, présentés comme outranciers et déraisonnables. Le terme "attachiante", qu'elles sont nombreuses à utiliser pour se décrire sur les sites de rencontres, tend à indiquer qu'elles ont elles-mêmes intégré ce préjugé. En relisant ses conversations sur Tinder, dont elle avait demandé l'historique à l'entreprise en 2017, Judith Duportail a compris que, face aux hommes qu'elle avait rencontrés grâce à l'application, il lui était impossible "d'oser se montrer vulnérable, ou d'oser parler de ses émotions, ou d'oser dire ses besoins". "J'avais peur de passer pour la fille reloue. Je voulais passer pour la fille cool. C'était une espèce d'obsession [...]. Mais je pense que la fille cool, c'est un concept directement hérité du patriarcat pour qu'on muselle nos besoins et exigences, qui sont bien légitimes, qui ne sont pas des trucs d'hystérique. La fille cool, c'est la fille belle, qui reste baisable, qui rigole de tout, même des pires humiliations. Et je pense que cette espèce de totem qu'on nous pousse à essayer d'atteindre est liberticide. Il est même irrespectueux pour nous-mêmes."❞

Depuis le début de ma relation actuelle, j'ai tenté de naviguer entre les écueils qui m'attendent à chaque tournant en terme de réflexes patriarcaux. J'ai cru mettre sur la table, de manière transparente, mes besoins, mes exigences, et je me suis montrée vulnérable. Je n'ai pas cherché à être la fille cool.

Et pourtant. J'ai réalisé ces dernières semaines, à quel point ce totem de la fille cool est malgré tout présent en permanence. J'ai peur d'insister quand je perçois une résistance face à moi, je remets en question mon besoin, ma demande. Je me dis que je suis peut-être trop insécure, trop ceci, pas assez indépendante ou que sais-je. Bien sûr que je remets aussi en question mon partenaire et tous ses réflexes de mec cis hét', plus prompt à mettre les émotions négatives sous le tapis et qui m'oblige moi à faire le sale boulot de les remettre sur le devant de la scène.

Mais au bout du compte, je finis par me dire que je ne suis peut-être pas faite pour avoir des relations amoureuses, que je ne suis pas assez cool, pas assez détendue. Je cherche désespérement à être cette meuf qui n'existe pas et sur qui tout glisse, qui prend les choses comme elles viennent et qui ne se prend jamais la tête.

Spoiler : je ne suis pas une meuf cool. Et je déteste être une meuf chiante. Parce que ça fait mal à l'égo, et parce que j'ai peur que l'autre en ait marre de moi. Et parce que, putain, c'est fatigant.
Mais si je n'étais pas une meuf chiante, je me marcherais moi-même dessus et je laisserais les mecs marcher sur mes besoins d'attention, de cohérence et d'engagement. J'essaie d'apprivoiser la meuf chiante en moi, et je cherche avec cet amoureux comment trouver un meilleur équilibre et qu'on ne se retrouve pas coincé·e·s dans ce schéma de la meuf dépendante et du mec insouciant. J'ai au moins trouvé un partenaire prêt à réfléchir à tout ça et qui  tente de prendre sa part.

Je suis très loin de mon idéal de détachement émotionnel, et j'ai le sentiment de devoir réapprendre en permanence à accepter que non, je ne suis pas parfaite, que oui, les choses m'atteignent encore plus fort quand je suis amoureuse, que comme tout le monde j'ai des trucs à régler et que la relation amoureuse peut être un chouette endroit pour guérir d'anciennes blessures, mais que contrairement à tout le monde, j'ai une exigence très élevée en terme d'égalité dans le couple hétéro, ce qui n'est pas de tout repos, mais qui, je crois, vaut la peine d'être tenté. Je n'ai clairement pas fini d'être chiante. Alors autant l'assumer et l'accepter pleinement.